Bonjour !
Aujourd’hui, je vous parle d’un jeu d’Arbitrary Metric sorti en mars 2018 sur PC et en juillet 2020 sur Switch et qui s’appelle Paratopic.
Développé par seulement trois personnes en environ quatre mois et avec quasiment zéro budget, Paratopic a tout du jeu indé. En fait, Paratopic est pour ses créateurs un « à côté », le genre de projet sur lequel on bosse le soir, en bonus, pour penser à autre chose. Ce n’est donc pas vraiment étonnant qu’il se nomme Paratopic : -para pour l’à côté et -topic pour le sujet, ou le lieu si on l’étend à -topos. Dans tous les cas, il se situe à la marge de beaucoup de conventions et c’est voulu.
Sa créatrice, Jessica Harvey, décide de se lancer dans le jeu indé en découvrant Hotline Miami (Dennaton Games, 2012), qu’elle qualifie de sauvage et cru. Et aussi parce qu’elle ne trouvait pas sur le marché de jeux lui correspondant d’un point de vue existentiel. A l’été 2013, elle ouvre un Kickstarter dont vous vous souvenez peut-être, celui du très énigmatique et sombre Tangiers. A l’époque, Jessica se nomme encore Alex, habite à Bristol et s’inspire de Burroughs, de Ballard, du dadaïsme et de Thief. Le premier trailer ressemble à ceci :
Sous la bannière d’Andalusian, ils sont deux à travailler depuis huit mois sur Tangiers et ils ont besoin d’argent pour avancer. Un peu plus de 2000 contributeurs investissent près de 42'000 livres sterling pour les aider. Tangiers grandit jusqu’en 2015 avec un dernier trailer peuplé de corps étranges à tête de cassette audio et de lieux délavés.
Et puis après, il n’y a plus rien. Tangiers est porté disparu, absent des radars, et est oublié. Les contributeurs ne sont pas tant fâchés, plutôt inquiets. A raison. Je ne vais pas rentrer dans les détails de la vie de Jessica Harvey, car je les ignore. Elle a simplement partagé le fait qu’elle a connu une période très difficile, perdue aux Etats-Unis et sans domicile fixe pendant plusieurs mois. Mais jamais sans idées. Tangiers existe toujours pour elle, sauf qu’il faut essayer de s’en sortir financièrement. Elle lance quelques idées sur Twitter et en naît une collaboration avec Doc Buford, qu’elle connaissait déjà, pour créer un jeu. Ou quelque chose, un petit « à côté », une soupape. Paratopic. Parce qu’il faut payer les factures. Je vous « spoile » la fin de cette histoire : Jessica va beaucoup mieux et est selon ses dires à présent dans une situation stable grâce aux ventes du jeu. On est bien content pour elle et pour Tangiers, dont elle a relancé officiellement le développement. Rendez-vous à la fin de ce texte pour en reparler ;).
Revenons-en au sujet principal : Paratopic, c’est quoi ?
C’est, je reprends le terme de Doc Buford, un « anti-walking-sim ». Doc, il n’aime pas trop les walking simulators, on n’y fait pas assez de choses pour lui. Il n’aime pas non plus que l’on critique les jeux violents, surtout quand cela sert à mettre en exergue une vocation artistique dans les jeux dits non-violents, comme … les walking sims. C’est pourquoi il a une idée, depuis longtemps : il va « réparer » le genre et montrer que l’on peut faire un walking simulator qui n’en est pas vraiment un… mais un peu quand même… et avec de la violence dedans ! Vous excuserez ma formulation un peu taquine, je ne vous cache pas ne pas être vraiment d’accord avec Doc. Heureusement, ça ne m’empêche pas d’apprécier ce qu’il a essayé de faire avec Paratopic.
Paratopic se joue donc comme un walking simulator, en vue à la première personne et en marchant. On s’y retrouve au cœur d’un fort suspect trafic de cassettes vidéo qu’il ne faut absolument pas regarder et je ne vais rien dire de plus car le jeu est extrêmement court (une très petite heure). Je vous déconseille au demeurant de trop vous renseigner, car plusieurs résumés expliquent frontalement qui l’on incarne exactement, ce que je n’avais pas vraiment deviné après mon premier run. Un premier run que je vous encourage à vivre librement, tel un cauchemar éveillé.
Dès le départ, le jeu vous déstabilise en précisant qu’il n’y a pas de sauvegarde. Il va falloir le terminer d’une traite. Ensuite, il vous embarque dans une esthétique rétro et bizarre, une atmosphère délétère et va rapidement vous faire comprendre que c’est lui le chef grâce à son découpage. L’on pourrait presque parler de montage, comme au cinéma, quand votre phase de gameplay se coupe d’un coup, violemment, et saute ailleurs dans un endroit opposé et différent. Jusqu’au prochain bond. Ces « jumpcuts » sont brusques, surgissent sans prévenir ou alors se font longuement attendre. Le timing est étudié, sublimant la frustration. Obligation d’attendre un ascenseur qui n’arrive que trop lentement, de conduire une voiture sur une route vide pendant des minutes qui s’étirent à l’infini.
La technique du jumpcut n’est pas une nouveauté au cinéma, mais elle va à l’encontre (a priori) du jeu vidéo tel qu’on le connaît (surtout aujourd’hui), qui au contraire mise sur sa fluidité, sur un équivalent de plan-séquence le plus long possible. Il ne faut surtout pas couper l’immersion du joueur pendant sa partie. Bien évidemment, cela ne concerne pas TOUS les jeux et les contre-exemples peuvent se trouver à la pelle, mais vous voyez ce que je veux dire. La logique intrinsèque des mondes ouverts est de présenter un moment « illimité » et stable, pour plonger dans l’ambiance et ne pas être interrompu dans son mouvement. Ainsi, le jumpcut peut être utilisé (c’est le cas ici) comme une transgression, comme quelque chose d’agressif, en plus de son pouvoir naturel de rupture de ton. Paratopic n’est pas le premier dans le créneau, il y a d’abord eu Thirty Flights of Loving de Brendon Chung en 2012. Ce jeu très court (une dizaine de minutes) utilise les jumpcuts pour donner du rythme et varier sa palette d’émotions (il est cité en source d’inspiration par Harvey).
En 2016, l’excellent Virginia en reprend à son tour ouvertement le principe, en rompant certaines conventions, à l’aide d’une approche plus douce, bien qu’il s’inspire grandement de David Lynch… tout comme Paratopic !
Ah, le voilà ! Vous l’avez vu ? Le point Lynch ! Je vous l’accorde, au bout d’un moment, c’est un peu redondant. Peut-on parler d’une œuvre un peu étrange sans évoquer Lynch ou Lovecraft (ou les deux) ? Ici, je vais surtout faire référence à Lynch pour la longueur des séquences et pour la déconstruction de la narration. En gros, le Lynch du « c’était bien, mais j’ai rien compris ». Outre le passage de l’ascenseur suscité et tiré directement d’Eraserhead, on ne peut pas nier l’influence du réalisateur sur Paratopic. La narration non-linéaire, déstructurée, envoie le joueur dans le passé, ou dans le futur, ou dans le fameux « on ne sait pas trop ». En étant très attentif ou en refaisant le jeu plusieurs fois, les détails (qu’on présuppose forcément non laissés au hasard) permettent de s’y retrouver, du moins grossièrement, bien que cela ne soit pas obligatoire. Paratopic peut très bien s’apprécier sans un décorticage précis, simplement pour le trip.
C’est par vignettes que le jeu a été pensé dans un premier temps. Ces vignettes, on les parcoure, on les fouille et puis on les laisse pour mieux devoir les revisiter sous un nouvel angle. Encore faut-il, pour que la machine fonctionne, que la puissance d’évocation soit suffisante. Il faut en donner ni trop, ni pas assez. Il faut rester cohérent. Jessica Harvey utilise dans quasiment tous ces entretiens le mot « liminal ». Le terme est d’ailleurs repris dans presque toutes les analyses que j’ai lues ou vues, tant il colle bien à Paratopic. Liminal, qu’est-ce que cela veut dire ? Voici une définition trouvée sur internet qui correspond bien à son emploi dans ce contexte : « Si quelque chose est considéré comme liminal, cela signifie qu’il est à la limite de nos perceptions. Nos sens ne sont pas capables de le percevoir pourtant il suffirait que l’émission soit un tout petit plus puissante pour que cela soit perceptible ».
Le liminal de Paratopic parle, comme son titre, d’un monde à la frontière. D’un jeu à la fois hors de ses phases d’action et où l’action prend toute son importance. D’une misère rampante que l’on ne voit pas, mais que l’on ressent dans les murs décrépis de la ville ou de l’isolée station-service, dans l’étrangeté de cette calme forêt, dans notre appareil-photo dont la vue se brouille face à l’inconnu. Ce n’est pas pour rien si le jeu nous amène pertinemment à une frontière, où l’on doit remettre nos cassettes vidéo de contrebande. Les jumpcuts sont là théoriquement pour resserrer le temps, pour couper les moments superflus. Sauf qu’à dessein, ici il rajoutent encore plus de vide pendant les phases de conduite et baissent le rideau pile au moment où il se passe quelque chose. En résulte un jeu à la fois très dense et très court, tout en proposant des phases de flottement.
L’ambiance extrêmement particulière, voire un peu flippante, s’affirme en outre grâce aux graphismes et à toute la partie sonore. Comparée essentiellement à la Playstation par la critique, l’esthétique du jeu doit davantage à l’oubliée période du jeu PC du milieu des années 90. Pour preuve, les visages inquiétants de Paratopic ont été inspirés à Jessica par des souvenirs de Sentient de Psygnosis en 1997. Elle cite également les traces d’un jeu qu’elle adore, le Terminator : Future Shock sur DOS de 1995. L’horizon vide et monochrome (dû aux limitations techniques) s’y vit comme un « void » lointain et inexorable. En utilisant un visuel d’un autre temps, avec ses gros carrés et son brouillard, Paratopic amplifie encore le sentiment d’être ailleurs, ni dans le présent ni dans le passé, quelque part dans un espace suspendu. Dans le liminal sans doute.
Bien évidemment, les choix artistiques ont aussi pris en compte la technique à disposition et le temps court de développement. Paratopic n’est pas pensé pour être un jeu léché et lisse, tout le contraire. S’il n’y a pas de sauvegarde, c’est en vérité parce que l’équipe ne savait pas vraiment comment l’implémenter. Si les voix des personnages y sont si déroutantes, c’est parce qu’en créant cet espèce de langue étrange aux sonorités américaines, il n’y avait pas besoin d’engager du monde ou de s’inquiéter d’une quelconque localisation. Le travail sur l’environnement de Lazzie Brown est assez incroyable et je vous invite à lire son thread à ce propos ici.
Pour conclure, j’espère que grâce à ce texte, vous saurez si Paratopic peut vous plaire. Je ne le conseille pas forcément à tout le monde, surtout que je trouve (à titre perso) les séquences de voiture trop longues (c’est le but, mais bon). De plus, le jeu est réellement très court, c’est mieux de le savoir. La frustration ressentie lorsque le générique de fin apparaît a été partagé par beaucoup, selon les avis que j’ai pu recueillir. Tout en se transformant au fil des heures en un désir d’y revenir. J’ai refait le jeu une deuxième fois directement après ma partie initiale. Une manière de compenser. Il n’est pas vendu cher et en investissant dedans, l’on peut espérer voir un jour Tangiers exister pour de bon.
C’est suite au succès de Paratopic que le projet Tangiers est reparti et je dois vous avouer qu’en voyant défiler ses images les plus récentes dans mon fil Twitter, sans avoir fait attention à leurs origines, j’ai cru que c’était du Pathologic.
Ce n’est pas un hasard, Harvey cite Pathologic 2 comme l’un des meilleurs jeux de ces dernières années. Je lui souhaite bien du courage dans la suite de ses aventures. Selon l’équipe, il n’est pas exclu que d’autres formats comme Paratopic voient le jour, pour maintenir entre autre les finances à flot. Et parce qu’il reste des mystères à explorer dans Paratopia (le monde de Paratopic), comme ce dôme aperçu au loin, au-delà de la lisière de la forêt.
Be Seeing You, Friendo.
Pour aller plus loin :
J’avais écrit un humble petit test de Virginia jadis.
Toujours en autopromo, voici mon thread tentaculaire sur Pathologic
J’ai profité de l’occasion pour revoir Videodrome de Cronenberg et c’était encore mieux que dans mes souvenirs, donc n’hésitez pas à vous aussi le voir ou le revoir.
Il y pas mal d’analyses et d’interviews concernant Paratopic, en voici quelques uns : un podcast avec Jessica Harvey, un stream avec ses commentaires, une analyse très complète.