Bonjour ! C’est la première fois j’utilise Medium !
Pour l’occasion, j’ai décidé d’écrire sur un de mes mangas préférés : Spirale de Junji Ito. Vous me pardonnerez certaines familiarités dans le texte, on est entre nous.
De son nom japonais « Uzumaki », Spirale a désormais plus de vingt ans. Il est d’abord publié au Japon dans l’hebdomadaire Big Comic Spirits entre 1998 et 1999 (un chapitre bonus paraît en 2000, après la conclusion du manga), puis en trois volumes reliés les mêmes années. Il sort ensuite en France chez Tonkam en 2002 et sera réédité en 2011 dans un seul gros tome. En cette année 2020, Spirale va être adapté en anime, dans une mini-série de quatre épisodes. Voici donc l’occasion rêvée pour moi de décortiquer ce manga incroyable et définitivement unique. Afin de mieux comprendre ses thématiques, je vais tout d’abord m’attarder sur son auteur et principalement son enfance, dont il déclare être la période qui a le plus influencé sa future carrière de mangaka d’horreur.
Junji Ito, la passion de l’horreur
Junji Ito voit le jour le 31 juillet 1963 dans la préfecture de Gifu au Japon. Lors de ses interviews, il revient souvent sur son enfance et son amour très précoce de l’horreur. C’est dans une petite ville entourée de montagnes qu’il grandit avec ses parents et ses deux grandes sœurs.
Les mangas d’horreur font partie du décor chez les Ito, grâce à ces deux sœurs aînées, fans de Shinichi Kago (Eko Eko Azarak) et surtout de Kazuo Umezu (L’école emportée, Orochi, La Femme-Serpent). Le petit Junji se retrouve dès son plus jeune âge (cinq ans selon ses dires) avec Miira Sensei / Mummy Teacher (Umezu, 1968) devant les yeux.
C’est un choc qui change sa vie. Il devient lui aussi un adorateur d’Umezu, désormais surnommé Umezu-sensei dans son cœur et il se met illico à gribouiller de modestes bandes-dessinées d’horreur, en copiant son nouveau maître.
Les oeuvres « d’Umezu-sensei » vont l’accompagner pendant toutes ces années fondamentales de l’enfance à la pré-adolescence (et plus encore). Pour ses anniversaires, il reçoit des volumes reliés ; il achète Orochi (1969–1970) avec ses propres sous ; auprès d’un ami il apprend l’existence de L’école emportée (1972–1974) et des magazines de prépublication. Il finit même par tomber sur le maître (et son apparence fantasque) à la télévision, lors d’une émission de variété du Nouvel An ! Son espiègle personnage de Makoto-chan (1976–1981) lui tient compagnie lorsqu’il passe un mois à l’hôpital, suite à une opération de l’appendicite. Cet amour inconditionnel pour Umezu déborde sur un amour inconditionnel pour l’horreur en général. D’autres mangakas de l’époque, comme Hideshi Hino par exemple (L’enfant insecte, Panorama de l’Enfer) et Shinichi Koga -cité plus haut- le marquent, ainsi que quelques films visibles sur le petit écran à la maison, à défaut de pouvoir se rendre dans une salle de cinéma, sa ville n’en disposant pas.
Ainsi, Junji Ito baigne tout naturellement dans le kaidan eiga (films de fantômes japonais), notamment Tokaido Yotsuya Kaidan (Nobuo Nakagawa, 1959) ou Banchō Sarayashiki (Daisuke Itô, 1954), adaptations d’histoires folkloriques de fantômes vengeurs (ou plutôt vengeresses). Des longs-métrages qui font presque partie du quotidien pour lui, que l’on regarde l’été lors d’une banale rediffusion. Il apprécie également les grands classiques de la Hammer et est extrêmement affecté, comme beaucoup, par L’exorciste de William Friedkin (1973), ainsi que par Suspiria de Dario Argento (1977).
Le Junji Ito enfant aime se faire peur. Les fantômes le font frémir, tout comme les photos-spirites très en vogue dans les émissions dédiées japonaises (photographies lambda sur lesquelles apparaissent accidentellement des silhouettes de fantômes). Avec ses amis, ils parcourent les ruelles étroites de la ville entre les immeubles, s’y cachent comme dans un labyrinthe. Ils explorent le tunnel abandonné aux bordures de la cité, armés de lampes de poche et tout au bout, y découvrent une porte close derrière laquelle l’on devine de la lumière ! On y cache sans aucune doute des extra-terrestres ! Où commence et où s’arrête la vérité ? Seul Junji Ito le sait. Visitait-il réellement l’hôpital abandonné du coin ? Son école primaire était-elle vraiment bâtie sur un ancien cimetière ? Peu importe. Ce qui compte c’est le frisson, cette attirance vers les recoins obscurs. Junji, comme les enfants de son âge, adore les OVNI, les histoires de fantômes et les kaijus.
Il fait par contre moins le malin la nuit, quand il se réveille avec une envie pressante et doit se rendre aux toilettes. Pour ce faire, il faut traverser un couloir sombre au sol de terre sur lequel se promènent des sauterelles de cave. Traumatisme. L’occasion de repenser à ces apparitions étranges sur les fameuses photos-spirites vues à la télévision. Voici ce qui effraie le jeune Junji. Ce qui lui semble réel. Pas les dessins d’horreur dans les mangas, non. Ce sont les pattes des insectes, les spectres troubles imprégnés dans la pellicule et les couloirs dont le noir vous aspire. Ou pire, les récits de ses parents à propos de la guerre. Des récits tragiques, qui lui donnent peur -en tant qu’homme- de devoir aller lui aussi un jour au combat.
Heureusement, cela n’est pas prévu au programme. Auprès de ses sœurs, Junji peut scribouiller des proto-mangas sur des feuilles de papier. Recopier Umezu sans contraintes, dessiner un héros avec un œil dans la main. Il développe malgré tout une certaine phobie sociale, trouvant les yeux et les regards des autres extrêmement effrayants. L’enfant amoureux de l’horreur devient un jeune homme timide et mal à l’aise. Sa passion ne faiblit pas, elle va au contraire connaître de nouveaux horizons.
L’adolescence bien passée, au détour d’une librairie, il tombe sur un recueil d’illustrations de Harry Clarke, rassemblant ses dessins pour les romans d’Edgar Allan Poe.
Frappé par les détails et la profondeur, l’assurance du trait, Junji Ito tombe amoureux. Il rêve de pouvoir atteindre un tel niveau de perfection. C’est pour finir en lisant Lovecraft qu’il connaît une ultime épiphanie. Jusque là, dans son inconscient, l’horreur avait toujours été associée à un lieu précis et exigu, un fantôme piégé dans sa funeste demeure, une créature dégoulinante sortant d’un marécage, une maison hantée fixe au bout d’un chemin de pierres. Avec Lovecraft, il se rend compte que l’horreur peut prendre une dimension cosmique. Les cloisons dans son esprit s’effondrent. Dans sa tête, les monstres viennent de changer définitivement de forme.
De technicien dentaire à mangaka
Devenir mangaka d’horreur tient du fantasme pour Junji Ito. Après avoir terminé sa scolarité obligatoire, il s’inscrit au Collège technique dentaire de Nagoya, en vue de devenir technicien dentaire. Un choix de carrière peut-être étonnant, mais définitivement plus stable et prometteur que « mangaka ». Il obtient son diplôme en 1984 et s’engage sur une voie toute tracée.
C’était sans compter sur la création du magazine du prépublication Monthly Halloween en 1986. Spécialisé dans le manga d’horreur et destiné à un public féminin, le journal organise un concours, le prix Kazuo Umezu ! Cerise sur le gâteau : Umezu-sensei fait partie du jury ! Bien qu’il n’imagine pas pouvoir remporter la victoire, Junji Ito décide de participer, dans le simple espoir que son idole lise les quelques pages qu’il soumettra.
Ni une ni deux, Junji Ito crée le premier chapitre de Tomie, qui deviendra une de ses séries phares. Pour trouver l’inspiration, il puise dans un sentiment étrange et pesant, datant de son adolescence. Alors encore à l’école, un de ses camarades décède de manière très brutale dans un accident de voiture. Le jeune Junji a du mal, et on le comprend, à assimiler la nouvelle et continue de croire que c’est impossible, que ce garçon auparavant si débordant de vie va forcément revenir un beau matin dans la salle de classe. Sauf qu’il ne reviendra jamais. De ce malheur passé, Tomie naît. Une jeune fille condamnée à être massacrée par ses amoureux transis et à ressusciter, réapparaissant sur le pas de la porte comme si de rien n’était.
Junji Ito ne remporte pas le premier prix, mais obtient une mention honorable et surtout sera publié dès février 1987 dans le magazine. Une aubaine ! Il entame une période de presque trois années, qui va lui demander une énergie folle, conjuguant son job de technicien dentaire et sa vocation artistique. Même si son patron lui permet d’aménager ses plages-horaires, il croule sous le travail, n’a plus le temps de manger correctement, ne dort plus la nuit et maigrit dangereusement. En 1990, il prend la plus grande décision de sa vie : il démissionne du cabinet et embrasse pleinement le rêve de sa vie, devenir officiellement un mangaka d’horreur professionnel.
La période Monthly Halloween
Pendant une petite dizaine d’années, il va multiplier les courtes histoires d’horreur et se faire la main sur le tas. Pour trouver des idées, il observe son quotidien et s’amuse à repérer des particularités, des anecdotes ou des détails anodins qu’il pourra tordre et corrompre afin d’en tirer des récits effrayants. Il prend également en note ses rêves, terreau particulièrement fécond, et les légendes urbaines ou autres racontars qu’on lui rapporte. Il dessine seul, dans sa chambre, au calme. Ses marques de fabrique s’affirment : un trait élégant malgré les monstruosités couchées sur le papier (héritage d’Umezu et de la tradition shoujo) et des histoires aux chutes abruptes ne durant que le temps d’un chapitre. Le cadre de ses scénarios est fréquemment le même, à savoir un environnement contemporain dans lequel va s’insérer un élément paranormal et/ou étrange déclencheur d’événements plus horribles les uns que les autres. Le Monthly Halloween se destinant aux jeunes filles, les héros ou héroïnes sont jeunes eux aussi, des étudiants ou des amoureux, confrontés à des abominations. Les thématiques, dont on retrouvera la plupart dans Spirale, se recoupent et se confirment au fil des années. L’on peut notamment citer la transformation physique (le plus souvent sous forme de dégradation monstrueuse et incontrôlable) ; l’inéluctable (héritage direct de Lovecraft, nous y reviendrons plus tard) ; la recherche ou la malédiction de la beauté, principalement féminine (Junji Ito avoue avoir eu très peur des femmes, surtout « des belles femmes », fait d’autant plus cocasse qu’il a grandi entouré de ses sœurs et conçu des mangas visant un public féminin) ; le grotesque, l’architecture impossible, etc. (je me permets d’ajouter à propos des femmes qu’à présent qu’il est marié, il n’hésite pas à plaisanter sur la peur que lui inspire sa femme au quotidien)
D’abord essentiellement fait de noir et blanc tranchés, les dessins de Junji Ito se parent progressivement de hachures, de gris et de nuances. La narration un peu anarchique des débuts s’affine petit à petit, la fluidité augmente et les scènes capitales s’affichent en pleine page (stratagème horrifique récurrent du genre), permettant d’apprécier à sa juste valeur le style toujours plus maîtrisé. Le mangaka ne s’aventure toutefois pas dans de longues histoires, tout au plus utilise-t-il des personnages récurrents comme Tomie ou Soïchi (sorte d’équivalent excentrique de son moi adolescent).
Le succès aidant, il finit par être démarché par Shogakukan, tentaculaire maison d’édition, qui compte bien le déloger de chez son éditeur actuel, Asahi Sonorama. Face à la possibilité d’élargir son public potentiel, Junji Ito quitte le shoujo du Monthly Halloween et le josei du Nemuki pour intégrer le magazine seinen Big Comic Spirits. Son nouveau tantô (responsable éditorial faisant le lien entre le mangaka et l’éditeur), très sévère et exigeant, va le pousser dans ses retranchements et lui permettre de créer son œuvre de transition : Uzumaki, ou Spirale en français.
Uzumaki / Spirale
Lorsqu’on le questionne sur les origines de Spirale, Junji Ito fournit deux explications. Il a d’abord souhaité imaginer l’histoire de personnages vivants dans une nagaya (littéralement « maison en rangée », longue maison japonaise).
Afin d’accumuler le plus possible de ces nagayas entre elles (le thème de l’imbrication architecturale infernale étant récurrent chez lui), il imagine une disposition en forme de spirale. Ainsi, chaque nagaya s’impose comme une nouvelle brique au récit. En parallèle, Ito raconte que, comme à son habitude, il aime choisir un élément quelconque et à connotation positive pour le détourner de son sens initial. S’il ignore les multiples significations culturelles que peut revêtir la spirale (au Japon ou dans le monde), il s’en réfère à son utilisation dans les mangas sur les joues des personnages. Un signe mignon selon lui, ou de chaleur. Il n’en faut pas plus : la Spirale souveraine s’érige d’elle-même va tordre avec elle toute la ville de Kurouzu pendant vingt chapitres (19 chapitres et le chapitre bonus).
Le manga commence de manière tout à fait classique pour du Ito. L’on suit Kirie Goshima, jeune fille au cœur sur la main, future spectatrice d’atrocités en tout genre. Cette fameuse petite ville de Kurouzu où elle habite -environ 6000 habitants et située entre les montagnes et la mer- va subir l’influence maudite de la spirale. Aussi bien l’environnement que les habitants vont devenir fous et se transformer eux-mêmes… en spirales, aussi extravagant que cela paraisse !
Les choses débutent calmement : Kirie rejoint son petit ami Shuichi Sato à la gare. En route, elle croise le père de celui-ci, observant fixement un escargot au fond d’une ruelle. Étrange ? Oui !
Et ce n’est que le début. Petit à petit, les spirales vont envahir tous les recoins de Kurouzu et hypnotiser ou prendre possession de la population, au grand dam de Kirie, qui verra, malgré sa lutte, tout son entourage partir en lambeaux. Ou devrais-je dire en rouleaux ?
Si les premiers chapitres gardent les habitudes gagnées dans les magazines précédents en se centrant sur la vie scolaire et les camarades de Kirie, le scénario va s’étendre au fur et à mesure, explorant les autres hauts-lieux de Kurouzu (le phare, l’hôpital) pour déboucher sur une dernière partie apocalyptique. Dans celle-ci, les chapitres se suivent directement, contrairement aux petites histoires indépendantes qui remplissent les tomes un et deux. L’histoire propose une réelle fin, sans aucun doute pensée en amont par Ito tant elle rappelle son concept de base (les nagayas imbriquées en spirale). La prouesse est à signaler pour un auteur à qui l’on peut reprocher ses conclusions pour le moins abruptes, mais là encore, nous y reviendrons un peu plus tard.
Les personnages : Kirie et Shuichi
Je vous épargne un long et fastidieux résumé complet de l’histoire. Je citerai plus tard quelques exemples éloquents et marquants (et spoilants, on ne va pas y échapper). Nous allons tout d’abord nous attarder un instant sur les personnages principaux de Spirale : Kirie et Shuichi.
Chez Ito, pour dire les choses crûment, les personnages n’évoluent pas. La Kirie du début est la même que celle du dernier chapitre. Toujours brave, gentille et serviable. Shuichi quant à lui, se dégrade rapidement (on le comprend, il subit la mort de ses parents tôt dans le récit) et endosse une position à la fois inquiétante (ces cernes noirs, son hystérie) et grotesque (ses réactions, ses poses). Il permet de sortir Kirie du pétrin lorsque certaines situations deviennent trop dangereuses. Shuichi marque également le récit de par son rôle de devin: il est celui qui sait et déclare tout le déroulement du récit en avance. Grâce à lui, dès le premier chapitre, tout est déjà dit. Auprès de Kirie, il confie ses inquiétudes concernant Kurouzu : « On dirait que tout ici cherche à nous entourer et à nous étouffer… Comme une spirale… Oui, c’est ça… Comme une spirale infernale qui nous entraîne peu à peu vers les ténèbres ».
Les dés sont immédiatement jetés, il n’y a pas de suspense à propos de la menace qui plane sur la ville, la spirale est ouvertement montrée du doigt, avant même le décès de sa première victime (le père de Shuichi).
Si Junji Ito favorise les histoires courtes, c’est entre autre car elles lui permettent de ne pas rendre ses personnages trop attachants et de fait, de pouvoir les tuer ou les malmener sans décevoir son lectorat. Si Ito est amoureux de l’horreur, il n’en est pas pour autant un tortionnaire. Le destin funeste de Kirie et Shuichi semble contredire cette déclaration, mais pourtant, il faut bien admettre que leurs ultimes instants dans les dernières pages du manga sont « doux ». Dans les bras l’un de l’autre, ils acceptent enfin ce qui était inévitable : l’aboutissement de la spirale.
Cette dimension implacable de l’histoire résonne avec ce que l’on pourrait qualifier de manque de réactions de la part des personnages. Ils semblent tous subir la malédiction, comme détachés des événements. Sentiment renforcé par les chutes abruptes de certains chapitres : des hommes se transforment en escargots, oui et alors ? Des bébés décident de retourner dans le ventre de leurs mères ? Une fois hors de l’hôpital, on n’en reparle plus ! Tout semble écrit d’avance, comme si ce n’était même pas la peine d’essayer de s’en sortir. De toute façon, la seule tentative d’évasion de Kirie de la ville se solde par un échec cuisant. Il est déjà trop tard pour espérer s’échapper, le seul tunnel accessible et l’espace-temps lui-même sont d’ores et déjà trop empoisonnés par la spirale.
Cette absence de réactivité participe à l’atmosphère étrange et décalée du manga. Elle s’explique par l’influence générale du cosmicisme sur l’ensemble du récit. La menace ne vient pas d’un fantôme vengeur comme dans les classiques folkloriques, elle n’est pas concrètement visible ou palpable comme un monstre de foire. Elle provient du cosmos et plus loin encore. Au-delà de la conception de l’humain et de toute intervention de sa part. L’épiphanie d’Ito en découvrant Lovecraft prend ici tout son sens.
Le cosmicisme et Lovecraft
A l’instar « d’Umezu-sensei », Ito considère également Lovecraft comme une âme-sœur. Il est celui qui lui a permis de découvrir d’autres horizons de l’horreur, jusqu’alors inimaginables. Grâce à lui, l’approche de l’horreur par Ito acquière des facette inédites.
Ce qui fait peur devient l’inexorable, l’inéluctable. Les humains ne sont que des poussières insignifiantes face au cosmos et aux divinités innommables qui le peuplent. Il est inutile d’essayer de les combattre, elles ont gagné d’office. C’est pourquoi les personnages de Spirale peuvent sembler si apathiques. Afin de renforcer chez le lecteur ce sentiment désagréable (et captivant) que la société s’effondre et que l’on n’y peut absolument rien, la spirale se répand comme un virus dont personne ne peut guérir. On ne saura jamais d’où elle vient exactement, depuis combien de temps elle est là et comment elle y est arrivée. Là n’est pas la question. L’horreur est justement de ne pas avoir d’emprise sur elle et que son existence dépasse toute notion compréhensible par l’être humain. Quelques éléments sont toutefois explicités pour tenter de percer le mystère. Shuichi découvre une galaxie inconnue en forme de spirale dans la constellation du Serpent. On apprend également que la ville de Kurouzu a subit plusieurs invasions de la spirale avant celle racontée dans le manga (en témoignent les nagayas indestructibles restées en place). Il est aussi dit plusieurs fois dans l’histoire que la spirale souhaite avant tout qu’on la regarde, elle veut accaparer toute l’attention. Enfin, la spirale est explicitement montrée dans les toutes dernières pages du manga, dans son antre sous la ville, avant de remonter à la surface.
Malgré ses minces informations, ce qu’il faut retenir, et ce qui s’avère le plus flippant (et en correspondance avec les Grands Anciens de Lovecraft), est que les raisons de cette malédiction nous dépassent. Voire qu’il n’y a tout bonnement pas de raisons. Pas de bien ou du mal, pas de morale. Il n’y a que la spirale et son pouvoir mortel. Ne pas pouvoir la combattre et la perte de contrôle qu’implique son influence sur les corps provoquent un vertige. Le vertige de l’insignifiance face à l’infini du cosmos. Les personnages naîtront, vivront et mourrons, tandis que la spirale restera constamment présente, sans subir le moindre impact de leur part. La fatalité à l’état pur.
Nombre de protagonistes chez Lovecraft finissent par devenir fous et perdre la maîtrise de leur esprit ou de leur corps. Cette thématique devient carrément un leitmotiv chez Ito. Dès Tomie qui revient à la vie sous toutes sortes de formes monstrueuses ou dans les nombreuses autres histoires pré-Spirale. Le bouchon est cependant repoussé très, très loin dans Spirale et ceci pour notre plus grand plaisir.
Transformations corporelles et perte de contrôle
Comme dit précédemment, Junji Ito a connu la phobie sociale. Les yeux, le regard, le cœur qui bat dans la cage thoracique, tout cela le mettait mal à l’aise. Mais ce qui anime le corps, ce qu’on appellera l’esprit, est certainement le plus effrayant. Or, il est compliqué de dessiner l’esprit d’une personne. Alors que si le corps manifeste les peurs et les angoisses de l’âme, expulsant sa noirceur comme autant de symptômes physiques, l’on peut révéler sur le papier sa forme monstrueuse. Et de manière horrible !
Dès le début de sa carrière, Junji Ito refuse catégoriquement de faire dans la redite. Il veut en permanence surprendre le lecteur, en imaginant des abominations jamais vues auparavant et en repoussant toujours plus loin les limites du plausible. Il est hors de question de se vautrer dans l’incohérent pour autant. Le but est de conjuguer l’impossible avec le crédible. Par la forme (le dessin), réussir à convaincre le lectorat que l’inimaginable peut s’avérer possible. Qui pourrait croire un homme capable de se transformer en spirale dans un baquet ? Dès le chapitre un, l’on découvre le père de Shuichi en double-page, enroulé sur lui-même de manière anatomiquement inconcevable tout en étant bel et bien faisable, car visible là, sous nos yeux.
Ce n’est que le début d’un festival de transformations spiralesques plus invraisemblables les unes que les autres. Invraisemblables mais exposées sans fards ni tricheries.
Dans le troisième chapitre se trouve une des images les plus célèbres du manga : le visage d’une jeune fille rongée par une spirale, son œil s’enfonçant dans son propre crâne.
Le postulat de ce chapitre reprend un classique du shoujo : Azami, une amie de Kirie rencontre un fort succès auprès des garçons de l’école. Jalousée par les autres adolescentes, elle se retrouve accusée de sorcellerie ! Son pouvoir proviendrait de la petite cicatrice en forme de lune qu’elle porte sur le front. Sauf que ladite cicatrice va s’enrouler sur elle-même, possédée par la spirale. Azami, d’un naturel pourtant calme et froid, va céder à ses pulsions sous son influence et devenir folle en tentant de séduire Shuichi, seul homme résistant à son charme. Et pour cause, encore une fois Shuichi joue le rôle de celui qui sait, il ressent immédiatement les ondes néfastes de la spirale en Azami. Le chapitre se conclut sur la victoire de la spirale qui dévore ouvertement la jeune fille. Cadre scolaire, vision picturale d’horreur, perte de contrôle et un élément perturbateur qui va corrompre le quotidien, nous avons bien ici tous les ingrédients typiques de Junji Ito !
Un autre exemple très parlant (et repoussant) de cette perte de contrôle peut être trouvé dans le chapitre huit : Les Limaç’hommes. Dans ce chapitre pour le moins répugnant, Katayama, un des élèves de la classe de Kirie, présente d’étranges symptômes. Lent et dégoulinant, il ne vient en cours que lorsqu’il pleut. Il est de plus victime de harcèlement, humilié par d’autres élèves. Après qu’une bosse lui a poussé dans le dos, Katayama déboule un beau matin en rampant au sol, sous la forme d’un énorme escargot-humanoïde.
La situation est surréaliste : bien que dégoûtés et effrayés, les élèves finissent toutefois par simplement observer Katayama ramper sur les murs extérieurs de l’école et après l’avoir capturé, ils le gardent en captivité, tel un animal de compagnie. Ses parents refusant de croire qu’il s’agit de leur fils, Katayama reste dans sa cage, gentiment arrosé par Kirie, de peur qu’il ne se dessèche dans sa coquille. Bien évidemment, ce coquin d’Ito n’en a pas fini avec le lecteur : la spirale rattrape également le jeune homme qui harcelait Katayama. Constamment assoiffé, avançant de plus en plus au ralenti, il devient lui aussi un « limaç’homme ». Alors que l’on pourrait penser que le comble de l’horreur est atteint, Ito va encore plus loin. Désormais conduits par leurs instincts d’animaux, les deux anciens ennemis, enfermés dans la même cage, s’accouplent devant les regards médusés des élèves ! Eh oui, les escargots sont hermaphrodites !
Ce chapitre illustre avec brio le périlleux équilibre entre l’horreur et le grotesque que Junji Ito réussit à maintenir dans ses mangas.
Femmes enceintes et chair humaine
Lorsqu’on lui demande s’il se fixe des limites, Junji Ito répond que non, même si ses audaces sont tempérées par son tantô. En vérité, il admet que les « véritables » horreurs (la guerre, l’holocauste, les maladies réelles, etc.) lui sont déconseillées par son éditeur De toute façon, à l’époque de Spirale, il aspire clairement davantage à reproduire une horreur « distrayante » (tout est relatif bien évidemment d’où les guillemets), motivant le lecteur à tourner chaque nouvelle page, tel un Umezu à la narration très efficace. Tout ceci ne l’empêche heureusement pas d’aborder quelques sujets tabous, comme par exemple dans les chapitres dix et onze qui forment un mini-arc se déroulant à l’hôpital.
Kirie, après avoir été blessée lors de son ascension du phare, se retrouve coincée dans l’hôpital de la ville, rapidement rejointe par Keiko, une de ses cousines sur le point d’accoucher. Comme rien ne se passe normalement à Kurouzu, Kirie tombe quasiment dès son arrivée sur un cadavre caché dans les buissons ! Junji Ito va s’amuser à placer sous l’influence de la spirale deux types sensibles de personnages : les femmes enceintes, puis leurs progénitures.
Transformées en moustiques-vampires par la spirale, les femmes enceintes sont dorénavant assoiffées de sang (ce qui est déjà pas mal flippant), mais le pire reste à venir. Rassasiées après avoir sucé le sang des autres patients, les femmes accouchent de charmants petits bébés, mignons à croquer… Jusqu’à ce que les ventres des bébés gonflent anormalement et qu’ils décident qu’ils ont envie de retourner dans le ventre des mamans ! Puisque l’on n’en a jamais assez, Ito rajoute à ceci des cordons ombilicaux qui poussent comme des champignons et sont donnés à manger aux malades ! L’occasion d’inaugurer un autre thème très tabou qui sera repris plus tard : le cannibalisme.
Toujours lié à cette perte de contrôle de soi, de la bienséance et de la vie en société (perte de contrôle qui, cela dit en passant, n’est pas sans rappeler la possession démoniaque de Regan dans le film L’Exorciste), le cannibalisme est peut-être l’un des bastions ultimes de l’aliénation. Ici, il prend place au chapitre quinze : désemparés après la destruction de Kurouzu, certains habitants décident de déguster, non sans un certain plaisir, les limaç’hommes qui se sont entre temps multipliés. Un homme-escargot est-il encore un homme ? Qui se soucie de la réponse quand le doux fumet de la viande cuite s’échappe de sa coquille. L’impact de cet acte contre-nature est d’autant plus fort dans le chapitre seize, Kirie découvre Shuichi dévorant lui aussi cette chair interdite et finit elle-même par devoir s’en satisfaire, à défaut d’autres denrées alimentaires disponibles.
Kirie a beau avoir résisté plus d’une fois au pouvoir de la spirale (notamment lors du chapitre six sur lequel je vais revenir plus bas), cette fois l’inéluctable envahit toute l’histoire. Non sans une certaine ironie du sort, dont plusieurs éléments avant-coureurs parsèment Spirale. Dans le chapitre cinq, Kirie suit le destin de deux jeunes amoureux vivants dans une de ces fameuses nagayas. Présenté comme un bâtiment insalubre et dangereux, cette menace semble bien loin de notre héroïne, sauf qu’elle finira (-ironie-) par devoir elle aussi emménager dans une nagaya dans le chapitre 13. De même, la transformation de Katayama en escargot est affreuse, tout en proposant du recul pour le lecteur. Katayama est un personnage inconnu sans impact émotionnel. Cela en va différemment lorsque c’est le propre petit frère de Kirie qui voit apparaître une spirale dans son dos. Il est déjà trop tard pour lui, Kirie ne pourra que le chasser pour lui éviter d’être cuit comme les autres limaç’hommes… Egalement dans le chapitre cinq, Kirie sera témoin de la torsion totale des corps des deux amoureux précités. Qui aurait pu deviner que cette forme monstrueuse est celle qui l’attend, avec Shuichi, à la fin du dernier chapitre… Clin d’oeil ultime, dans le chapitre 1, Kirie court rejoindre Shuichi et provoque une petite tornade. Le vent deviendra une arme de guerre (grotesque) entre les gangs du dernier volume…
Le grotesque
Décrit ainsi, Spirale semble être un manga déprimant et insupportable tant l’horreur y est présente. Il n’en est rien ! On peut y trouver un humour très noir, même si nos yeux sont régulièrement fascinés de dégoût. Junji Ito ne se cache aucunement d’aimer les gags et il ne se prive pas d’en inclure dans ses histoires si l’occasion se présente. Selon lui, il est toujours dommage de gâcher une bonne idée ! Spirale s’inscrit dans un registre grotesque, registre dangereux car dont la moindre faute d’équilibre est sanctionnée par le ridicule. En compensation, celui ou celle qui parvient à en maîtriser les arcanes obtient le pouvoir de toucher au sublime.
Dans le Larousse, grotesque est définit comme suit : « Qui fait rire par son apparence bizarre ». On ne va certainement pas s’esclaffer en lisant Spirale, toutefois on ne peut nier l’absurdité de certaines réactions (ou le manque de réaction, comme décrit auparavant) ou de certaines situations. Les poses étranges de certains personnages cochent également la case de cette « horreur grotesque ». Un bon exemple se trouve dans le chapitre sept, ouvrant le deuxième tome. Dans celui-ci, Yamaguchi -un camarade de Kirie- essaye par tous les moyens de la séduire et de lui prouver son amour inconditionnel. Ce personnage au comportement lourd et collant finit par se faire écraser par une voiture devant Kirie. L’occasion de s’enrouler telle une spirale autour du pneu fumant. Plus tard, Kirie et Shuichi sont contraints d’aller inspecter la tombe du malheureux, lequel va bondir hors de son cercueil dans un mélange de gore (ses tripes coulent de son ventre, ses membres tombent) et de grotesque (il bondit comme monté sur ressort, en réalité grâce à la suspension de la voiture (en spirale évidemment !) ayant fusionné avec son corps).
Le lecteur est à la fois effaré par tous ces éléments typiques du genre horrifique (le clown, l’accident brutal, le cimetière), tout en étant confronté à l’espièglerie sauvage de ce Yamaguchi qui rien ne semble arrêter !
Bien moins risible, mais tout aussi ubuesque, le chapitre six est, comme le chapitre trois, une des parties du manga les plus connues. Même si vous n’avez jamais ouvert Spirale, vous avez peut-être déjà vu passer des planches exposant les cheveux de Kirie possédés par la spirale. Aussi incroyable que cela puisse sembler, le lecteur va assister à une bataille de cheveux complètement folle, certainement un des moments les plus mémorables de la saga.
Nous retrouvons à nouveau le cadre scolaire : Kirie remarque que ses cheveux, d’habitude raides, commencent à boucler de façon fort étrange (tiens donc !). L’effet va augmenter jusqu’au point où ses cheveux vont prendre vie et échapper à son contrôle. Dressés au-dessus de sa tête comme des antennes, les boucles spiralesques vont hypnotiser leur audience et tenter d’attirer de plus en plus d’attention. Tout cela ne plaît guère à Sekino, camarade de Kirie, qui -cliché de la soi-disant concurrence féminine- va tout faire pour obtenir davantage de regards sur elle. S’en suit ladite bataille de cheveux, dont Sekino va sortir victorieuse… avant de succomber à la spirale qui aura à cette occasion aspiré toute son énergie vitale.
Outre ses qualités artistiques indéniables, ce chapitre est extrêmement intéressant et symptomatique du manga tout entier. L’idée de base (des cheveux prennent vie et s’affrontent) puise dans un symbole de beauté ancré dans la culture japonaise (les cheveux des femmes) et un élément typique des histoires scolaire (l’affrontement pour l’attention et la jalousie). Le tout couplé à un quotidien banal (les cheveux de Kirie font des bouclettes) qui part totalement en vrille (les cheveux de Kirie tentent de la tuer !), postulat de base typique de Junji Ito comme nous l’avons vu. On notera en bonus que le folklore japonaise regorge des cheveux hantés (Ito en a d’ailleurs déjà mis en scène très tôt, notamment dans « La chevelure sous le toit » en 1988), comme le prouve leur omniprésence dans la J-Horror, à commencer par Sadako dans Ring, héritière de décennies d’horreur nippone.
Dans ce chapitre, on peut remarquer que Kirie subit l’influence envahissante de la spirale sans pour autant y succomber mentalement. Jusqu’au bout, elle va résister et garder son esprit, quitte à se laisser tuer. Heureusement Shuichi sauve la situation armé de sa paire de ciseaux ! Nos deux héros semblent immunisés contre le pouvoir indicible. Lors du chapitre douze, même après avoir été projetés de force dans l’étang des libellules (haut-lieu de la puissance spiralesque vu que, on l’apprend à la fin, elle se situe dans ses entrailles), ils survivent et ne semblent pas victimes de séquelles.
La spirale étend cependant son emprise sur son environnement tout entier, aussi bien les humains que les bâtiments ou la nature en général. Dès le premier chapitre, l’on peut apercevoir les brins d’herbe qui s’enroulent sur eux-mêmes, tout comme les nuages (semblant sortir de La Nuit étoilée de van Gogh), les ruisseaux (et leurs tourbillons), voire même le vent qui joue un rôle prépondérant dans le dernier tome. Tout est prétexte à accueillir une spirale. Pendant la création du manga, Ito a compilé tout ce qui en arbore la forme (coquilles d’escargots bien entendu, narutomakis, escaliers en colimaçon, trompe de papillon, cochlée de l’oreille interne, etc.), comme autant d’engrais à déviation horrifiques. La fumée d’une crémation qui spirale dans le ciel, le chignon d’une infirmière (comme celui de Sueurs Froides d’Hitchcock), les nouilles dans une assiette, le vol d’un moustique, ou encore un cyclone dévastateur ou un amalgame de corps humains.
A ce propos, de corps humains, malgré la connotation grotesque du manga, il évite tout rapport à l’érotisme direct, contrairement au courant de l’eroguro pourtant apanage d’autres mangakas contemporains et aux mêmes influences (telle celle du maître Edogawa Rampo, dont Ito a notamment repris La chaise humaine). Tout juste aperçoit-on une paire de seins pendant l’arc de l’hôpital et un timide téton dans le dernier tome, lorsque coincés dans les nagayas, les survivants s’emmêlent littéralement entre eux. Lors de cette fusion générale involontaire, forcément charnelle car due à une promiscuité infernale, le rapport au corps s’abstient de toute sensualité. Bien évidemment, le body horror récurrent du manga explose à la figure du lecteur, mais tout comme chez Lovecraft, point d’érotisme à l’horizon. Junji Ito attendra fort longtemps pour s’essayer « officiellement » (de son aveu) aux scènes de sexe en adaptant en 2017 le roman La déchéance d’un homme d’Osamu Dazai. A cette occasion, celle de s’adresser à un public masculin âgé, il se lance ce défi d’explorer cet aspect qui lui semble loin de ses habitudes. On se demandera s’il ne s’agit pas d’une exigence de son éditeur, vu qu’il semble avoir toujours le dernier mot. Quoiqu’il en soit, on ne retrouve pas vraiment de perversité dans Spirale.
L’élégance du trait
Dans son émission « Urasawa Naoki no Manben », Naoki Urasawa (célèbre mangaka, auteur de Monster, 20th Century Boys, etc.) consacre un épisode à Junji Ito et voit pourtant dans la lenteur de son trait une certaine sensualité. Ainsi qu’une subtile imprégnation de l’horreur, d’une pierre deux coups ! La beauté du dessin est un élément primordial pour Junji Ito. Il lui est impossible de volontairement dessiner quelque chose de laid. Il peut citer le xénomorphe d’Alien en exemple : une créature horrible mais créée avec une beauté irréelle. Même s’il doit dessiner un immonde cafard, ce cafard sera élégant.
Ce contraste entre la beauté et l’horreur est volontaire (et efficace en diable) et Ito utilise à dessein des visages (souvent de femmes) magnifiques confrontés à des monstruosités. Très régulièrement, le profil de Kirie apparaît dans les bords des cases face aux monstres centraux, sa réaction expressive ne faisant que renforcer l’horreur qu’elle observe (au côté du lecteur).
Outre la beauté esthétique, Junji Ito prête une attention toute particulière à la cohérence de son dessin (comme dit plus haut).
Références anatomiques (pendant sa formation, il a pu mettre la main sur les livres des étudiants en médecine), photos de paysages (prises par lui-même et provenant parfois de plateaux des adaptations de ses mangas en film!), Junji Ito dessine chez lui, dans sa simple chambre, sur son bureau. Il prend son temps, passe plusieurs heures sur une case si cela est nécessaire. Une succession sans fin de hachures, de petits traits savamment agencés. De son expérience de technicien dentaire, il a évidemment gardé un souvenir précis des différentes incisives et autres molaires dans la mâchoire et ne se prive pas, si l’occasion se présente, d’y aller dans le détail. Toutefois, en réalité, ce qu’il a le plus retenu de cette vie pré-mangaka, c’est le savoir-faire manuel et le maniements d’outils, qui lui permet (aujourd’hui encore) d’adapter ses plumes et crayons à ses exigences. Rabotés, arrangés afin de correspondre parfaitement à sa main.
Il l’avoue, ces nombreuses hachures lui permettent de combler le vide. Une obsession qui le poursuit, entre le positif et le négatif d’un objet. Déjà technicien dentaire, il créait des moules dont les cavités le fascinaient. Alors, chaque page doit être remplie. On ne s’étonnera pas qu’une de ses meilleures histoires, et des plus célèbres, parle de fissures géantes en formes humaines attendant d’être comblées (L’énigme de la Faille d’Amigara). Dans Spirale, le savoir-faire est repris par le père de Kirie, potier de métier, qui finira par créer des œuvres d’un autre monde (dont la couleur est d’ailleurs indescriptible, en rappel de La couleur tombée du ciel de Lovecraft), après avoir récupéré sa terre au fond de l’étang aux libellules.
Le temps passé et la précision du trait permettent donc à Ito de garder une cohérence dans les situations impossibles qu’il propose au lecteur. Celui-ci est bien obligé d’y croire. La beauté des dessins, représentant pourtant d’horribles choses, provoque une drôle de sensation entre l’attirance et la répulsion.
Pour ne rien gâcher, son esthétique est intemporelle, à son image. La première fois que j’ai découvert du Junji Ito, sans connaissance au préalable de sa biographie, je n’ai pas su dire si ce que je lisais avait déjà dix, quinze ans ou était sorti récemment. Spirale a beau avoir fêté son vingtième anniversaire, il n’est pas daté. Si l’on ne peut pas vraiment en dire autant concernant ses toutes premières histoires, Ito adopte assez rapidement une technique et un style identifiable immédiatement. (pour citer un fin connaisseur du nom de Gueseuch : “[…] son style de dessin réaliste et précis aide beaucoup pour donner l’impression que ça a été dessiné avant-hier”)
L’art de la chute
La conséquence est simple : si les qualités demeurent, les défauts en font de même. Le principal reproche que l’on peut faire à Spirale, et il est justifié, concerne sa narration. Outre le fait que les chapitres ne proposent pas un scénario suivi de type feuilleton (bien que la temporalité générale avance bien en ligne droite), il y a surtout le « problème » des chutes vertigineuses de certains chapitres. Ce n’est parfois même pas une fin ouverte, plutôt un ravin dans lequel on trébuche avant de tomber de le vide. Comme dit auparavant, de base Junji Ito préfère faire court et s’estime sincèrement plutôt mauvais dans la longueur.
L’absence de « véritables » conclusions à plusieurs chapitres s’explique simplement. Ito privilégie avant tout l’atmosphère et sa mise en place. Selon lui primordiale, la montée en puissance doit aller crescendo et, c’est là le hic, il souhaite finir ses histoires à leur climax, une fois que l’horreur a atteint son apogée. Et non pas redescendre, calmer le jeu et dénouer les événements. De cette prise de position résulte parfois un sentiment d’inachevé. Les personnages semblent oublier aussitôt les traumatismes précédents, souvent le récit n’y revient pas du tout. Cette frustration pour le lectorat sera d’autant plus forte s’il n’est pas habitué à cette coutume de l’auteur. On peut néanmoins la rapprocher de la fatalité générale qui parcoure Spirale. Peu importe le combat, de toute façon la spirale gagnera, ne l’oublions pas. Reste encore à savoir comment ! Selon Kazuo Umezu, pour provoquer la peur, il faut faire monter la pression et réussir à provoquer la surprise, le lecteur ne doit pas savoir ce qu’il va se passer. L’inconnu, cette peur inconditionnelle. Si le thème récurrent de Spirale s’avère forcément répétitif (tout devient une spirale), difficile de deviner quelle nouvelle horreur nous attend à la prochaine page.
Et puis, après tout, pour rester positifs, l’on pourra interpréter la fin du manga à sa guise. Si tout semble perdu, il ne faut pas oublier que l’histoire globale tourne en boucle. La spirale s’installe et progressivement disparaît au profit des hommes, qui seront à nouveau ses victimes. Kirie raconte en réalité son passé, les chapitres sont des flash-backs (comme souvent chez Lovecraft, oui encore une fois !). Alors a-t-elle survécu avec Shuichi ? Son corps a-t-il retrouvé sa forme initiale, lui permettant de nous conter son aventure ? Ou s’agit-il tout simplement d’un effet de style teinté d’un brin d’incohérence ? L’occasion était de toute façon trop belle pour passer à côté : parler d’une spirale omniprésente dans un récit qui lui-même tourbillonne sur lui-même jusqu’à la fin des temps.
En bonus, voici quelques trivias et autres remarques diverses :
- Les photos de Junji Ito enfant ainsi que ses dessins proviennent de l’épisode d’Urawasa Naoki no Manben
- Vous pouvez trouver plusieurs interviews de Junji Ito récents sur youtube, notamment sur la chaîne de Viz. On notera le très bon caractère de Junji Ito qui accepte même d’esquisser quelques pas de danse… On remarque également que ses yeux pétillent dès qu’il s’agit de parler d’horreur.
- Spirale est malheureusement en rupture de stock chez nous… Espérons très fort une réédition à l’occasion de la sortie de l’anime (il n’y a pas encore de date mais il a été confirmé pour 2020)
- Cet anime sera réalisé par Hiroshi Nagahama, ce qui laisse augurer d’une adaptation plus intéressante les précédentes de l’auteur (Gyo et The Junji Ito Collection)
- Si vous vous demandez pourquoi Ito n’a pas directement adapté du Lovecraft : il n’en a pas eu l’occasion et depuis il a lu les adaptations de Gou Tanabe (que je vous conseille aussi) et ne se sent pas du tout à la hauteur de passer après lui !
- Les trois histoires préférées d’Ito sont : Les ballons aux pendus, inspiré par un de ses rêves ; De longs rêves, inspiré par sa sœur qui lui a raconté que nos songes ne duraient que quelques secondes et L’énigme de la Faille d’Amigara
- Junji Ito a également écrit « Umezu-sensei to Watashi », dans lequel il raconte en détail sa rencontre avec les œuvres du maître. Vous pouvez lire du Umezu chez Lézard Noir !
- Si les escargots-humains vous ont dégoûtés, sachez qu’Ito avait auparavant dessiné La Femme-limace, dans lequel la langue d’une femme se transforme… en limace (oui c’est dégueulasse)
- A titre personnel, le détail qui m’a le plus dégoûté dans le manga est particulier, c’est ceci :
- Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous ces quelques captures de Junji Ito au travail ou recevant un interviewer avec des verres de thé glacé à fleurs (j’adore :D)
- Si vous avez remarqué ce gros livre sur les Beatles sur la dernière image, sachez que Junji adore des groupes à la pointe de la modernité : les Beatles, ABBA, les Bee Gees et les Beach Boys !
- Junji est passé sur Arte et ça se regarde ici
- Vous pouvez aussi retrouver un entretien sur Nostroblog !
Voilà qui conclut ce long article. A la base, je voulais encore vous parler du film Uzumaki (qui met davantage le focus sur la dépression de Shuichi), des deux jeux vidéo sur Wonderswan, du futur anime avec plus de précision et aussi comparer l’histoire avec Le cauchemar d’Innsmouth, mais le texte étant déjà TRÈS long, je vous raconterai ça une autre fois si cela semble intéresser quelqu’un ! Je vous remercie d’avoir tout lu et à bientôt :).