The Town of Light

Morolian
9 min readJan 13, 2021

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Aujourd’hui, on se retrouve pour parler de maladies mentales et de l’hôpital psychiatrique de Volterra avec The Town of Light, un jeu italien sorti en 2016 par le studio florentin LKA.

Sur sa fiche Steam, The Town of Light est décrit comme « une aventure psychologique à la première personne » et est classé dans les genres « aventure » et « indépendant ». L’on pourrait également le ranger dans la catégorie walking simulator, vu que l’on y marche à la découverte d’un passé sordide. Lors d’une conférence en 2018, Luca Dalcò, le créateur du jeu, s’exprime sur les classifications des jeux vidéo. Il relève avec pertinence que ces derniers sont par défaut toujours ordonnés selon leurs mécaniques, selon la manière dont le joueur va y intervenir. Cela est somme toute logique, car par définition, le jeu vidéo se différencie des autres médias par ladite intervention, par cette interactivité. Ici un jeu d’action, là un jeu de course, à côté un monde ouvert, ou encore les promesses d’un FPS frénétique ou de réflexions stratégiques. Luca Dalcò ne remet absolument pas en cause cette méthode, il propose humblement d’ouvrir le champ des possibles. The Town of Light, il le dépeint comme un « jeu dramatique », un genre qui n’existe pas officiellement, bien que de plus ou plus de jeux puissent y être éligibles. Il prend le soin d’insister : il ne s’agit à aucun instant de minimiser ou culpabiliser les jeux funs ou légers ou de remettre en question la dédramatisation de l’horreur (par exemple) à vertu cathartique. Il a simplement souhaité de son côté aborder une page sombre de l’histoire de l’Italie en reconstituant un bout de vie entre les murs du réel hôpital psychiatrique de Volterra en 1942.

Trailer du jeu

L’hôpital psychiatrique est un grand classique du genre horrifique. Il est d’ailleurs, à la vue de ce qui vient d’être dit, assez amusant de constater qu’en vérité, il existe un genre particulier de jeux qui se définit par sa thématique : celui des jeux d’horreur. On vient y chercher un frisson ou une ambiance et on tente d’y survivre, dans ce que l’on appelle un « survival-horror ». The Town of Light possède des caractéristiques du jeu d’horreur. On y explore des couloirs sombres et délabrés d’un hôpital abandonné, on y est témoin de l’histoire de Renée, adolescente de 16 ans, enfermée et « soignée » là-bas dans les années 40. Renée est un personnage de fiction, reconstituée après de longues recherches par Dalcò. Par contre, l’hôpital de Volterra a réellement existé, ouvert de 1888 à 1978 et est très fidèlement reproduit dans le jeu. En partie du moins, car le complexe de Volterra tenait de la société parallèle, accueillant jusqu’à 5000 personnes au plus fort de son activité. Parmi eux, du personnel soignant, des malades, des fous et des gens dont la société ne voulait tout bonnement plus et préférait effacer l’existence.

The Town of Light

Luca Dalcò rêvait depuis longtemps de créer un jeu vidéo. En travaillant auparavant dans le domaine de la scénographie au théâtre et à l’opéra, il acquière une maîtrise de la gestion de projets complexes et se familiarise avec les moteurs 3D, lui permettant de simuler les spectacles sans avoir à réunir les troupes dans de coûteuses répétitions. Déjà très intéressé par les maladies mentales, il visite l’hôpital abandonné de Volterra, pas très loin de chez lui, et y trouve son étincelle : il va créer un jeu qui va témoigner de ce qu’il s’y est passé. Entre fascination et répulsion, il a à cœur d’effectuer un travail de mémoire, car ne pas oublier nos erreurs passées permet (espérons-le) d’éviter de les répéter. Fondé pour l’occasion, le studio LKA est modeste, constitué de Dalcò et de quelques uns de ses étudiants. Ils seront à peine dix pour réaliser le jeu et c’est avant le tout la passion qui les anime. Pour preuve : après de bons retours du public italien à l’IndieVault et à la Games Week de 2013, l’équipe lance une campagne Indiegogo en mars 2014 pour financer le projet. C’est malheureusement un échec, et seulement 8% des fonds espérés sont atteints. LKA ne se démonte pas et déclare que bien qu’ils n’aient pas pu atteindre leur but, ils feront quand même leur jeu.

The Town of Light

The Town of Light, ce « jeu dramatique », nous plonge donc dans la tête de Renée, internée dans cet hôpital de Volterra. Fruit de six mois de recherches intenses par Dalcò et de consultations de spécialistes dans le domaine de la psychiatrie, Renée est fictive, mais il est rapidement clair qu’elle incarne un personnage crédible. Bien que je n’ai pas lu ce livre, elle semble avoir été très inspirée de l’héroïne (également nommé Renée) du Journal d’une schizophrène de Marguerite Sechehaye, que Dalcò cite en référence. En alternant le présent et le passé, le joueur est invité à découvrir petit à petit les maux qui rongent Renée et la manière dont ils sont traités. Comme l’on s’en doute, il ne s’agit pas d’une agréable promenade. Le jeu évite de tomber dans le sensationnalisme facile d’une visite de type urbex pour nous livrer une horreur d’un autre genre, celle de la réalité. Bien que Renée subisse de nombreux abus (dont sexuels, TW), il ne s’agit pas d’exposer une représentation binaire d’une paisible malade face à de méchants soignants. L’hôpital de Volterra ne disposait pas de suffisamment de personnel en comparaison de son nombre de malades et les techniques d’époque qui nous semblent si barbares étaient alors pratiquées de bonne foi. En parallèle, les injustices découlant du catholicisme profondément ancré dans la culture locale et de la politique du pays sont exposés sans fards. On y punit sans pitié ce qui était considéré comme un délit ou un péché, notamment l’homosexualité ou la masturbation.

The Town of Light

Le jeu n’utilise, à raison, pas de jump scares ou d’effusion de sang. Sa violence est froide et silencieuse. Dénoué de malice, il se veut clairement empathique. Il raconte une histoire, ponctuée de quelques choix qui influeront sur les informations données mais pas sur l’inéluctable conclusion qui attend Renée. Dans la forme, le choix d’un jeu en vue à la première personne est une évidence, permettant de vivre à travers les yeux de Renée des épisodes psychotiques ou d’impuissance face aux traitements imposés. Dans ces moments de couloirs narratifs, le fond rejoint la forme et le joueur se retrouve lui aussi obligé d’avancer vers sa destination et voit son champ de vision rétrécir au fur et à mesure, à l’image de Renée, ligotée, ne pouvant même plus tourner la tête. Au dehors, la Toscane et sa nature s’étend, magnifique et colorée. Le contraste avec l’intérieur délétère est d’autant plus intense, quand au détour d’une fenêtre, les arbres chatoyants paraissent appartenir à un autre monde.

A gauche, le journal de Renée dont le joueur doit retrouver les pages et qui permet de mieux comprendre les traumas de l’adolescente

Il est inutile de nier la curiosité et l’attraction qu’évoque ce genre d’institutions. Visiter ce Volterra du passé et du présent reste fascinant, malgré les horreur qui s’y sont déroulées. Le jeu nécessitait donc un respect total pour ses âmes damnées et une certaine humilité face aux événements. Mission accomplie pour LKA qui relate les faits avec une compassion palpable, sans en atténuer la laideur. A ces malades anonymes, divisés par degrés d’agitation et cobayes d’expérimentations thérapeutiques (électrochocs, trépanation), le jeu rend hommage en empêchant à nous tous de les oublier. The Town of Light n’est pas un supplice à parcourir, il comporte beaucoup d’exploration le long de ces quelques heures et la fidélité de reproduction des pavillons de Volterra suffit à maintenir « l’envie » d’en voir plus. Il est toutefois bien évidemment difficile de le conseiller si vous êtes sensibles à ce genre de thématiques. Son PEGI 18 parle de lui-même et la fin du jeu, clairement nécessaire au propos, est sans doute l’une des plus dures que j’ai vues dans un jeu.

The Town of Light

Si le jeu vous intéresse, je me permets de vous inciter à choisir le doublage italien, de très bonne facture, et qui plonge encore davantage dans l’ambiance (et puis, avis personnel, vu que l’italien est la plus belle langue du monde, pourquoi s’en priver ?). De même, je pense qu’il est préférable de faire le jeu d’une traite (comptez 3–4 heures en étant large), comme une expérience. J’y ai de mon côté joué dans le noir, mais ça, c’est à chacune et chacun de voir.

Toujours pendant cette conférence de 2018, Luca Dalcò passe en revue cinq autres jeux qui peuvent être considérés comme des « jeux dramatiques » traitant de sujets délicats et qui ont eu la chance de rencontrer leur public.

Je vous reproduis cette liste :

  • The Cat Lady (jeu que j’adore et que je vous conseille, rien que pour le fait qu’il propose d’incarner une femme d‘une quarantaine d’années, ce qui est suffisamment rare pour être souligné)
  • This War of Mine
  • That Dragon Cancer (exemple typique qu’il ne s’agit pas non plus de se forcer en tant que joueuse / joueur, je n’ai par exemple pas encore eu le courage d’affronter ce jeu)
  • Beyond Eyes
  • Papo & Yo (figurez-vous que dans un temps lointain, jadis, j’avais écrit un texte sur Papo & Yo pour lequel j’avais eu un énorme coup de coeur, je vous ai exhumé cela des entrailles d’internet)

La preuve (s’il en fallait une) que oui, le jeu vidéo peut raconter quelque chose, aller à contre-courant et parler à nos cœurs. Et à mon avis, le jeu vidéo a encore beaucoup de choses à nous dire. En outre, je suis ravie d’avoir pu parcourir un jeu italien et j’espère que de nombreuses créatrices et créateurs d’autres pays auront l’opportunité de nous partager des morceaux de chez eux ou d’ailleurs au fil du temps.

The Town of Light est disponible sur PC, PS4, Xbox One et Switch. Il semblerait que le portage Switch ne soit pas très réussi (à vérifier). J’ai joué sur PS4 et n’ai pas rencontré de problème, hormis d’assez longs temps de chargement au lancement. Le jeu est actuellement soldé à -80% sur le PSN jusqu’au 20 janvier s’il vous intéresse, il y dispose aussi d’une démo.

LKA a depuis annoncé sur prochain jeu, Martha is Dead, dont voici le trailer :

Pour aller plus loin, je vous ajoute la passionnante conférence de 2018 tenue par Luca Dalcò. Elle est intégralement en italien, mais si vous ne maîtrisez pas cette langue, il est possible de s’en sortir avec les sous-titres automatiques en français de Youtube. Ce n’est pas parfait, cependant avec un petit effort, le tout devient compréhensible.

Bonus Track :

Il lui est rendu hommage dans le jeu et peut-être en avez-vous entendu parler, c’est à Volterra que Fernando Oreste Nannetti grava entre 1959 et 1973 son journal intime sur la façade de l’hôpital à l’aide de l’ardillon de sa ceinture. En résulte une œuvre surréaliste et incroyable de l’art brut de 70 mètres de long, par celui qui se qualifiait de colonel astral.

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